Anne-Lorraine, le deuil et l'exemple

Publié le par MPF puy-de-Dôme

Valeurs Actuelles - 7 décembre 2007
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Avec émotion, nous rendons hommage cette semaine à Anne-Lorraine Schmitt, odieusement assassinée dans le RER D, il y a douze jours. Comme vous tous, nous avons été bouleversés par ce crime, mais nous l’avons été d’une manière toute particulière car Anne-Lorraine avait effectué un stage de journaliste dans notre rédaction, à l’été 2006. Délibérément, nous avons attendu que soient passées ses obsèques pour évoquer la personnalité exceptionnelle de cette jeune fille. Nous avons fait ce choix par respect pour sa famille, qui est proche de notre journal. Les injonctions médiatiques – immédiateté et sensationnalisme – comptaient moins à nos yeux que le respect de l’intimité d’une famille en deuil. Face à l’horreur de ce drame, les témoignages du père et des frères et sœurs d’Anne-Lorraine sont d’une dignité admirable. Sans haine mais avec force, ils demandent que son sacrifice ne soit pas vain, que des mesures soient prises pour que cesse cette violence insupportable. Par son courage, ses valeurs, sa foi, cette jeune fille était un exemple. Nous ne l’oublierons pas.

Guillaume Roquette, Directeur général de Valeurs Actuelles

Son sauvage assassinat, le 25 novembre, par un violeur récidiviste déjà condamné, oblige notre société à prendre ses responsabilités. Sa mort tragique doit servir d’exemple. Sans haine mais avec force, sa famille et ses amis feront en sorte que son sacri­fice ne soit pas vain.

Trente et un coups de couteau ont enlevé Anne-Lorraine à l’affection des siens, à sa famille et aussi à cet im­mense réseau d’amitiés que cette étudiante de 23 ans avait déjà su rassembler autour d’elle. Le hasard d’une ren­contre avec « ce mal absurde qui dé­passe l’entendement », selon les mots du père Stephan Janssens, lors de ses obsèques le 1er décembre à Senlis, l’a arrachée à la vie.

Une vie interrompue trop tôt, mais si riche, si féconde. Déjà, « elle fait sens ». Malgré la douleur, sa famille inscrit cette tragédie dans une perspective d’action, au service du bien public. À Senlis, au nom de sa famille et de tous leurs amis, son frère Paul-Henry faisait cette promesse, dans son uniforme de jeune officier saint-cyrien : « Toute la famille est déterminée pour lutter, sans haine mais avec force, afin que ton sacrifice ne soit pas vain et qu’un tel drame ne se re­produise plus jamais. »

Anne-Lorraine avait passé le bac puis une année d’hypokhâgne au lycée de la Légion d’honneur de Saint-Denis. Elle y était revenue comme pionne, elle en était partie au matin du dimanche 25 novembre, pour rejoindre ses parents à Orry-la-Ville (Oise). Le chef de l’État a rendu un hommage ému à Anne-Lorraine, devant les jeunes filles bouleversées : « Je suis fier et vous pouvez être fières de votre ancienne surveillante, parce ­qu’elle a été à la hauteur, par son cou­rage, de la devise de la Légion d’honneur (“Honneur et Patrie”). Ce qui est le plus important, ce que j’aimerais que vous gardiez le plus au fond de votre cœur, c’est l’exceptionnel courage dont elle a fait preuve. »
La veille, le chef de l’État avait reçu dans la plus grande discrétion les parents d’Anne-Lorraine, soucieux d’éviter toute exploitation médiatique malsaine. « Contrairement à ce qui a été dit, le chef de l’État et les ministres directement concernés [Hervé Morin et Michèle Alliot-Marie] nous ont tout de suite manifesté leur peine et leur affection, témoigne le colonel Schmitt. Cette discrétion a été mal comprise par certains. Nous ne souhaitions pas médiatiser ce soutien officiel, comme lors des obsèques où nous avons voulu rester en famille et entre amis. »

La violence inouïe de l’agression du 25 novembre n’a pas effacé le sourire lumineux et confiant d’Anne-Lor­raine ni cette trace particulière ­qu’elle laisse dans le souvenir de tous. Aînée respectée d’une fratrie de cinq enfants, hyperactive, artiste (elle peignait et sculptait), « l’intellectuelle » de la famille avait son franc-parler, l’humour et l’impertinence d’une jeune fille d’aujourd’hui. Elle bousculait parfois gentiment son père, colonel chargé de la communication auprès du général Dary, gouverneur mili­taire de Paris. « Je me méfie des communicants », lui disait l’étudiante en journalisme.

Travailleuse et brillante, avec un an d’avance elle obtint le bac avec la mention très bien. Elle s’inscrit en hypokhâgne à Saint-Denis, mais elle semble hésiter, chercher sa voie. Ses parents s’inquiètent : « Construis ton avenir ! Projette-toi ! » Elle rejoint finalement Sciences-Po à Lille, rédige un mémoire sur les relations entre le Vatican et l’État d’Israël.

L’Italie la passionne. Après l’allemand et l’anglais, elle apprend l’italien en un mois et part en stage Erasmus à Sienne. Curieuse de tout, elle a toujours aimé raconter, partager. « Toute petite, elle avait écrit une bande dessinée racontant les exploits de ses peluches. Elle avait aussi lancé un roman. »

Sa vocation de journaliste s’affirme. Son rêve : devenir correspondante de presse en Italie. Au Celsa, son mé­moire de master 1 porte sur la formation à la communication des officiers : le Sabre et la Plume. Elle m’avait ­choisi comme directeur professionnel de son mémoire. Comment dire non à la brillante stagiaire qu’elle avait été à Valeurs actuelles, en 2006 ? Le 11 juin dernier, elle soutenait son mémoire : 18 sur 20, un travail remarquable.

Engagée en master 2, après d’autres stages (Arte, Radio Notre-Dame, le Courrier picard, l’état-major des armées), elle voulait réaliser un reportage radio et vidéo sur le stage d’aguerrissement que propose la Défense aux grands reporters. Elle devait partir ce 3 dé­cembre pour une semaine au Centre national d’entraînement commando de Mont-Louis.

Ce stage l’inquiétait un peu, lucide sur sa forme physique. Le jour de son agression, elle a pourtant fait face à Thierry Deve-Oglou, 43 ans. Violeur récidiviste, il avait déjà agressé une jeune femme en janvier 1995 (il avait écopé de cinq ans de prison dont trois ferme).

Ce 25 novembre, Anne-Lorraine n’a pas baissé les yeux devant le colosse et son couteau à cran d’arrêt. Elle a saisi le couteau à pleines mains, blessant grièvement son agresseur, ce qui permit ensuite de l’arrêter.

Anne-Lorraine avait la foi chevillée au cœur. Cheftaine aux Guides d’Europe, adorée de ses lou­vet­tes, elle était une fille de la “génération Jean-Paul II”, fortifiée dans les JMJ, les récollections et les pèlerinages estudiantins vers Chartres et Le Mont-Saint-Michel. Bénévole au service de causes humanitaires (en Colombie), elle donnait aussi son temps aux handicapés à Lourdes, parmi les “foulards blancs”.

Une vocation religieuse rentrée ? « Elle aimait trop la liberté, la fête, danser, les amis », se souviennent ses proches. Elle voulait à son tour fonder une famille, pour apprendre à ses enfants l’amour de Dieu et de la ­France, ses valeurs de vie qu’elle vivait de façon tranquille mais déterminée. Ses deux jeunes sœurs jumelles de 14 ans et ses deux frères ont témoigné à Senlis, dans une cathédrale comble, débordant à l’extérieur d’une foule recueillie (près de deux mille per­sonnes). Ils ont décrit une personnalité enthousiaste qui irradiait.

Ce fut d’abord l’“à Dieu” de Béa­trice à sa grande sœur : « Anne-Lor­raine, tu étais un exemple en tout. Tu avais une foi tellement grande, tellement pro­fonde que je t’avais choisie pour que tu sois ma marraine de confirmation. » Puis Bénédicte, la voix brisée par l’émotion : « Ô mon Dieu, en ce jour, je vous demande de protéger notre Anne-Lorraine pour toujours. Je ne peux imaginer la vie sans toi. Je sou­haite à toutes les petites sœurs d’avoir un exemple comme tu as été pour Béatrice et moi. » Puis les deux frères, en uni­forme, comme leur père : Paul-Henry, le saint-cyrien revenu des États-Unis où il effectuait un stage, et François-Xavier, élève sous-officier à Saint-Maixent. Deux garçons à la voix ferme, l’allure assurée, fiers de leur grande sœur dont ils étaient si proches, surtout Paul-Henry, dix-huit mois le séparant d’Anne-Lorraine,  combattante jusqu’au bout : « En temps que frère cadet, tu me transmets la responsabilité d’être l’aîné, donc le devoir de veiller sur nos frères et sœurs et d’épauler nos parents. En temps qu’officier, je ne peux que m’incliner devant le cou­rage dont tu as fait preuve, qui est pour chacun de nous une leçon. C’est ta détermination qui nous a livré ton agresseur. »

Fierté ! Le mot revient dans chaque hommage. François-Xavier : « Ma grande sœur, quel exemple tu nous as montré, quelle leçon de vie tu nous as donnée. » Paul-Henry : « En temps qu’homme, tu resteras pour moi un modèle et une lumière dans les mo­ments de doute, toi qui ne laissais pas de place à la médiocrité. Je le dis haut et fort : “Je suis fier d’être ton frère.” » Philippe, le père, 56 ans : « Nous sommes très fiers de toi. Nous allons devoir maintenant être di­gnes de toi. Dans ton dernier combat, tu as choisi la mort plutôt que la souil­lure. Cela nous interdit d’être mé­diocres, mais reconnais que tu nous as mis la barre haut. »

Aucune prétention dans cette fierté, mais un défi pour se reconstruire et préparer l’avenir. De la haine, un désir de ven­geance ? Pas chez les Schmitt. « Anne-Lo ne l’aurait pas accepté, ce n’était pas son genre. » Sa foi était celle du clan, un engagement du cœur et de la raison qui ne sépare jamais la piété individuelle de l’engagement collectif. « Une foi profonde éclairée par son intelligence, une intelligence profonde éclairée par sa foi », rappelait le père Janssens dans son homélie.

Philippe Schmitt se souvient de ce matin du 25 novembre. Comme d’habitude, il attendait sa fille à 10 h 30, sur le pont qui enjambe la voie du RER D à la station de la Borne-Blanche. Ils devaient ensuite filer ensemble à la messe du Christ-Roi, à Senlis, puis déjeuner en famille. Ils ne s’étaient pas revus depuis le 4 no­vembre, à cause de la grève des transports. Trois ou quatre passagers descendent, pas Anne-Lorraine. Le colonel observe le RER quasiment vide qui s’éloigne vers Creil, le terminus. Il emporte sa fille qui agonise et son assassin, couvert de sang, qui descendra un peu plus loin.

Les appels sur son portable ne donnent rien. Restée à la maison, Mme Schmitt a d’emblée un terrible pressentiment. Instinct de mère. Son mari essaie de la rassurer. En vain. À la messe, il reçoit encore plusieurs SMS inquiets de son épouse. Il quitte l’office et décide d’agir, appelle la po­lice, les pompiers, la SNCF, l’internat de la Légion d’honneur.

À 15 heures, la gendarmerie lui demande de se présenter à Creil. Le procureur est là et le fait asseoir : « Le corps sans vie d’Anne-Lorraine a été découvert… » Un film d’horreur : la tentative de viol, la défense désespérée de sa fille, le massacre au couteau. Tassé sur sa chaise, bloc de douleur muette, Philippe Schmitt encaisse. Mâchoire crispée pour contenir son immense douleur et rester digne, le colonel serre les poings, submergé par un sentiment de vengeance, la légi­time violence d’un père à qui on vient d’arracher son enfant, d’égorger sa fille : « Retrouvez-le vite, monsieur le procureur. Sinon, je le retrouverai… »

Après, ce fut le retour à la maison et cette phrase terrible et définitive qu’il fallut bien prononcer, devant son épouse et ses enfants : « Nous ne reverrons plus Anne-Lorraine vivante. » Puis vint le temps de la raison : les discussions en famille, le soutien des amis et de la prière, les mots qui apaisent, l’espérance que donne la foi, les témoignages de sympathie (plus de huit cents let­tres reçues et des centaines ­d’e-mails), et surtout les res­ponsabilités à assurer devant les mé­dias, devant les enfants et leurs cama­rades secoués par cette première tragédie de leur jeune vie.

Philippe Schmitt sait que la question du pardon va se poser : « C’est personnel. Mais le devoir de protection de la société est bien là. Je souhaite que la mort d’Anne-­Lorraine puisse servir. Je me sentirais fautif si mon pardon conduisait à une autre victime. Je n’en veux pas trop à l’individu, j’en veux plus au système qui fait qu’un gars comme ça puisse se promener sans problème dans la nature. Je ne veux pas qu’il ­puisse récidiver. C’est une question de volonté, pas de moyens. »

À Senlis, samedi dernier, le colonel Philippe Schmitt citait un grand chef militaire : « Ceux qui sont morts nous regardent et ne nous ont pas dit de nous arrêter. » Devant les deux mille personnes nouées par la peine et la révolte, il prenait cet engagement : « Anne-Lorraine, dorénavant, je mettrai toute mon énergie à ce que ton sacrifice ne soit pas vain. Ne rien faire serait pire que tout. »

Frédéric Pons

Publié dans MPF 63

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